-Docteur, je n’arrive pas à m’indigner, je trouve que le monde ne va pas si mal.
-Mmmh, si vous pouviez choisir un lieu et une époque quelconque où refaire votre vie, que choisiriez-vous ?
-Sans hésiter : ici et maintenant.
-Voilà, vous êtes optimiste.
-C’est grave docteur ?
-Au contraire, c’est un signe de santé mentale robuste.
-Pourtant, docteur, je vous assure que je passe pour superficiel, un inconscient, un indifférent au sort d’autrui et de la planète. Plus je répète qu’on ne sait pas la chance qu’on a, plus je fais le vide autour de moi.
-Pas d’inquiétude, ce sont eux les malades.
-Peu m’importe, docteur, je veux retrouver une vie sociale.
-Eh bien, si vous tenez à la compagnie de ces gens, je ne vois guère d’autre solution que de tomber malade vous-même. Seulement, j’ai fait serment de n’aider personne à cela.
-Je vous en conjure, docteur.
-(à part) Après tout, si tout le monde est malade sauf lui, on peut bien décréter que c’est lui le malade. (à voix haute) Allons, c’est entendu.
-Merci docteur, que dois-je donc faire pour ne plus être otipmist..
-…Optimiste. Voici le traitement. 1) Prenez chaque terme moral négatif. 2) Élargissez-en la signification, bien au-delà de son sens initial. 3) Indignez-vous de le voir s’appliquer aussi généralement.
-Vous n’auriez pas un sirop plutôt ?
-Allons, c’est enfantin. Vous croyez, n’est-ce pas, que la pauvreté dans le monde est à un niveau historiquement bas et est en passe d’être éradiquée ?
-En effet, quel progrès !
-Eh bien, élargissez le concept de pauvreté pour y inclure la pauvreté relative, et désolez-vous de l’étendue de la pauvreté ainsi redéfinie.
-Mais docteur, c’est grotesque ! La pauvreté relative peut augmenter alors que chacun s’enrichit. Avec une telle définition, un pays de millionnaires peut être plus pauvre que le Niger.
-Vous y êtes, le traitement consiste à embrasser des extensions conceptuelles absurdes.
-Je vois. Je crains cependant que votre prescription ne soit datée. Mes amis, ou ce qu’il m’en reste, ne parlent plus de pauvreté. Ils s’indignent de l’étendue du racisme, des privilèges, du patriarcat, du fascisme, des génocides, de l’extrême droite, …
-Le traitement marche aussi pour ça. Vous pensez sans doute que le racisme est à un niveau historiquement bas ?
-Oui, enfin ce n’est pas moi ce sont les études qui…
--…oubliez cela. Ne concevez plus le racisme comme une attitude négative envers un groupe. Parlez de racisme systémique. Qualifiez de raciste toute disparité raciale, et affligez-vous de son ampleur.
-Enfin docteur, le b-a-ba de l’étude des discriminations est que toute différence entre groupes n’est pas une discrimination. Qu’il y ait plus d’Italiens chez les pizzaiolos, ou de Bretons chez les crêpiers n’a rien à voir avec de la discrimination.
-Je vous l’ai dit, le traitement consiste à renoncer aux distinctions de bon sens. A défaut de pilules, avalez des couleuvres.
-J’y veillerai. Encore une chose, docteur. L’indignation de mes amis se nourrit aussi de concepts moraux positifs : ils parlent de droits, de justice, d’équité…
-Pour cela, il vous faut un second traitement. Pas bien différent, cependant. Comme pour les termes négatifs, étirez le sens des concepts positifs. Mais au lieu de vous navrer de les voir s’appliquer partout, déplorez de ne les voir s’appliquer nulle part.
-Je peine à vous suivre, docteur.
-C’est simple : vous étendez la portée grands principes, et vous pleurez qu’ils soient bafoués à chaque coin de rue. Par exemple, vous pensez certainement que dans les démocraties libérales, l’égalité des droits fondamentaux est largement atteinte.
-Tout à a fait, encore une magnifique avancée.
-En ce cas élargissez le concept de droit : passez des droits de faire ce qu’on veut aux droits à ce qu’on souhaite. Navrez-vous que les droits à la sieste, à la poursuite des études, à un emploi, à la science, à la beauté de tant de personnes restent bafoués.
-Mais docteur, le droit de faire ce qu’on veut n’a rien à voir avec le droit d’exiger qu’autrui fasse ce qu’on veut. Nous n’avons pas en principe droit à ce que les autres nous donnent un emploi ou assurent nos études, ils ne sont pas nos esclaves !
- Avalez cette incongruité aussi.
- Je commence à comprendre. Y a-t-il des effets secondaires ?
-Hélas. La confusion peut vous gagner. Vous perdrez alors le sens des mots et votre capacité à distinguer les véritables injustices de leurs simulacres. Rendu aveugle aux progrès passés vous deviendrez hypersensible aux offenses mineures, au point de finir par détester ce monde que vous aimez tant.
-Bigre ! Quoi d’autre ?
-Vous regagnerez vos amis, mais souvenez-vous qu’ils seront toujours plus attachés à votre cause qu’à vous-même. Vos compagnons de lutte se retourneront contre vous à la moindre tergiversation. Surtout, jamais de valse-hésitation au bal des indignés.
-Je vois. Est-ce tout ?
-Non : n’inversez jamais les deux traitements, vous deviendriez Candide.
-C’est noté. Un grand merci, docteur, combien vous dois-je ?
-Comme d’ordinaire, 65 francs.
-Mais docteur, c’est du vol !
-Vous avez tout compris.