Chronique parue dans Le Temps, 11 Décembre 2024
Les hommes prennent plus de risques que les femmes. Ils ont davantage d’accidents sur la route, au travail ou pendant leurs loisirs, ce qui explique en partie leur espérance de vie plus faible. Les assureurs ne s’y trompent pas, qui facturent souvent plus cher leurs services aux hommes.
Afin de répondre aux critiques mettant en doute la scientificité des études sur le genre, le professeur Fabien Ohl explique dans ces colonnes comment elles éclairent cette différence entre hommes et femmes. Celle-ci serait fondamentalement construite : sous l’influence des stéréotypes de genre et des normes masculinistes, les hommes adopteraient les comportements à risque socialement attendus d’eux. Déconstruisons les stéréotypes, nous retrouverons des hommes prudents.
Cette explication, pour légitime qu’elle soit, est pourtant loin d’être scientifiquement incontestée. Il est largement admis que le stéréotype selon lequel les hommes prennent davantage de risques que les femmes est exact (ce qui est le cas d’un grand nombre de stéréotypes). Le débat porte sur les raisons de cette exactitude. Dans l’optique constructiviste chère aux études sur le genre, les stéréotypes généreraient les comportements mêmes qu’ils décrivent. S’il est vrai que les garçons prennent plus de risques que les filles, c’est parce que les stéréotypes prévalents les conduisent à le faire.
Selon l’approche réaliste, au contraire, l’exactitude des stéréotypes trouve son origine dans le fait qu’ils enregistrent de manière fiable des comportements moyens. Si l’on perçoit les hommes comme plus prompts, en moyenne, à prendre des risques, c’est parce qu’ils le sont effectivement. Par analogie, si nous pensons que les chiens sont plus fidèles que les chats, c’est parce que les chiens sont, en moyenne, plus fidèles que les chats. Ce n’est pas parce que nous croyons qu’ils sont fidèles, que les chiens le sont. Déconstruire nos stéréotypes félins ne rendra pas nos chats loyaux. L’approche réaliste est compatible avec le fait que les stéréotypes de genre viennent, dans un second temps, renforcer (ou atténuer) les différences qui leur préexistent. Seulement, cet effet rétroactif éventuel n’est pas à l’origine des différences sexuelles face au risque.
Qui, du constructiviste ou du réaliste, a raison ? Un argument majeur en faveur de l’hypothèse réaliste repose sur le fait que la différence de prise risque entre mâles et femelles est une régularité massive observée dans la nature tant chez les humains que chez les animaux. Elle appartient aux différences de personnalité entre hommes et femmes qui se retrouvent, à divers degrés, partout dans le monde, à travers les cultures et groupes ethniques. Elle est également présente chez la grande majorité des animaux, notamment les mammifères, tels les rats et autres rongeurs, les éléphants, les lémuriens, les macaques, ou les chimpanzés. Diverses explications, endocrinologiques ou évolutionnaires, ont été avancées pour en rendre compte, comme la compétition accrue entre mâles pour l’accès aux femelles.
Les études de genre consacrent jusqu’à présent peu d’attention à ce type de recherches, qu’elles qualifient fréquemment de « déterministes », « réductrices », « essentialistes », « hétéronormatives », « androcentriques » ou « réactionnaires ». Outre qu’un tel usage de termes dépréciatifs en science pose problème, ces anathèmes visent des hommes de paille. On cherchera en vain, par exemple, des chercheurs qui soutiennent que la testostérone détermine à elle seule les comportements violents, indépendamment des variables sociales et environnementales. En outre, bien des réticences politiques à l’encontre de ces travaux se dissipent dès lors que l’on comprend que l’existence de différences naturelles importantes entre les sexes n’implique ni que ces différences doivent être valorisées, ni que leurs expressions ne puissent être substantiellement modifiées par des facteurs sociaux.
Sous le feu de vives critiques politiques et scientifiques, les études de genre peuvent choisir entre le raidissement et l’ouverture. Elles peuvent revendiquer expressément l’absence de neutralité, le militantisme, et le rejet des sciences biologiques qui leur sont reprochés –réaction compréhensible en un sens qui sous-tend la chronique du professeur Ohl. Elles peuvent, au contraire, s’ouvrir résolument aux domaines de recherche qu’elles ont jusqu’ici laissés de côté, mais qui sont tout aussi indispensables à la compréhension du sexe et du genre que ne le sont les sciences sociales : neurosciences, psychologie évolutionnaire, génétique comportementale, endocrinologie, génétique des populations, éthologie, psychologie cognitive, sociobiologie, anthropologie biologique, primatologie, et bien d’autres. Puissent-elles trouver le goût du risque nécessaire pour s’aventurer sur cette palpitante seconde voie.